La responsabilité des juges
Allocution prononcée par la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Juge en chef du Canada
Introduction
C’est un grand plaisir de me trouver ici avec vous à cette conférence « Droit et Parlement ». Je vous remercie chaleureusement de m’avoir invitée à prendre la parole devant cette assemblée distinguée et à participer à vos débats sur ces questions importantes.
Je suis particulièrement heureuse de vous entretenir d’une question dont on parle beaucoup, mais à laquelle on ne comprend peut-être pas grand-chose : la responsabilité des juges. La confusion peut se comprendre. Comme les juges demeurent normalement en fonction jusqu’à l’âge de la retraite et se flattent de leur indépendance, devant qui seraient-ils et seraient-elles donc responsables? J’aimerais proposer aujourd’hui des éléments de réponse à cette question. Les juges sont responsables. Ils sont responsables devant le public canadien et il existe de nombreux mécanismes qui assurent cette responsabilité tout en respectant la nécessaire indépendance judiciaire.
La responsabilité mise en contexte
Chaque époque a un climat qui lui est propre. Les années cinquante se sont caractérisées par l’importance accordée au travail et aux valeurs familiales. La fin des années soixante et les années soixante-dix ont été celles de la révolte, de la mise en question des valeurs traditionnelles et des institutions publiques. Les années quatre-vingts ont été marquées par un optimisme débridé et par des excès favorisés par la stabilité financière et les nouvelles technologies. Les années quatre-vint-dix ont été imprégnées d’un profond cynisme à l’égard des grandes institutions sociales, d’un pessimisme aigu quant à notre avenir collectif. Cynisme qui persiste encore aujourd’hui. On a en plus le sentiment que, partout, les démocraties sont assiégées, et ce, de l’intérieur comme de l’extérieur. Comme on pouvait s’y attendre, cette crainte en amène plusieurs à réclamer une plus grande responsabilité de la part des institutions démocratiques.
Le monde des entreprises a aussi été la cible de critiques; et de bien des façons il a été le catalyseur de l’importance accrue accordée à la responsabilité dans d’autres sphères. Après l’effondrement des sociétés Enron et Worldcom, on a exigé l’établissement de règles plus sévères concernant la responsabilité des administrateurs et dirigeants d’entreprises. Aux États-Unis, ces pressions ont entraîné l’adoption de la Loi Sarbanes-Oxley, qui a imposé des contrôles internes plus rigoureux visant à accroître la responsabilité des administrateurs devant les actionnaires, le grand public et l’administrationFootnote 1. Au Canada aussi, on a resserré les règles afin d’accroître la responsabilité des dirigeants d’entreprises. En Ontario, par exemple, des modifications à la Loi sur les valeurs mobilières, entrées en vigueur en décembre 2005, permettent les actions en dommages-intérêts contre les administrateurs, les dirigeants et les émetteurs en cas de présentation inexacte des faits ou de non-respect en temps utile des obligations d’information occasionnelleFootnote 2.
Ces attentes quant à la responsabilité de toutes les institutions – pas seulement les sociétés ouvertes – se sont naturellement exprimées aussi envers le gouvernement et l’administration. Ici, au Canada, la notion de responsabilité était présente à l’esprit de bien des gens qui ont suivi les audiences de la Commission d’enquête sur le programme de commandites et les activités publicitaires (Commission Gomery). La Loi fédérale sur la responsabilitéFootnote 3, déposée le printemps dernier, a pour objet la création d’un régime législatif régissant le comportement éthique des titulaires de charges publiques, pendant qu’ils exercent leurs fonction et par la suiteFootnote 4.
Ces faits récents ont mis la responsabilité sous les feux de l’actualité, mais dans notre système démocratique, elle a toujours été une préoccupation de toute première importance, comme il se doit d’ailleurs. Car la notion de responsabilité repose sur la conviction que, dans une saine démocratie, le pouvoir ne doit jamais être incontrôlé. Ceux qui l’exercent doivent être responsables devant la collectivité et tenir compte de ses attentes.
On attend des institutions – et notamment des entreprises, de l’administration et de l’ordre judiciaire – qu’elles jouent leur rôle et exercent leurs responsabilités avec intégrité et efficacité, au service du public. On s’attend à ce qu’elles soient tenues de rendre des comptes, d’être responsables. Mais on reconnaît aussi que la responsabilité est un concept souple, qui prend son sens en fonction du contexte. On s’entend en général pour dire que les administrateurs d’entreprises ont des obligations morales et sociales de divers types : des obligations envers l’entreprise et ses actionnaires, ses employés, ses créanciers, les consommateurs de ses produits et le public en général. C’est par des dispositions législatives et par les règles de la common law que sont institués les mécanismes officiels visant à s’assurer que les administrateurs respectent leurs obligations. Les recours — complexes — consistent notamment dans la destitution, l’action en dommages-intérêts et la poursuite pour violation d’une disposition de droit pénal.
En outre, il est généralement admis aussi qu’en matière de responsabilité les députés sont régis par des règles différentes. Ils sont responsables devant les citoyens qui les ont élus et, après quelques années, ils peuvent être renvoyés si un nombre suffisant d’électeurs ne sont pas satisfaits de la façon dont ils font leur travail. Quant aux ministres, ils sont responsables, du moins en théorie, devant le chef d’État, soit le gouverneur général; dans la pratique, ils sont responsables devant le Parlement et peuvent être relevés de leurs fonctions s’ils perdent sa confiance. La responsabilité qui s’applique aux fonctionnaires revêt des formes différentes mais tout aussi efficaces.
La souplesse associée au concept de responsabilité se manifeste notamment par le fait que la responsabilité doit parfois céder le pas devant d’autres valeurs. Pour les députés, la responsabilité peut ainsi être supplantée par la règle de l’immunité parlementaire, en vertu de laquelle ils jouissent d’une immunité absolue à l’égard des actions qui pourraient être intentées contre eux en raison de propos tenus au Parlement. La forme habituelle de la responsabilité – à savoir la possibilité d’être poursuivi en diffamation – est dans ce cas écartée au nom d’une valeur supérieure, soit la liberté d’expression au Parlement. Il faut souligner que certaines des modifications au projet de loi C-2 visaient à protéger cette immunité, même si – dans le but d’accroître la responsabilité – le projet prévoyait quelques exceptionsFootnote 5.
La transformation du rôle des juges – évolution de la façon de concevoir la responsabilité des juges
On peut faire des observations semblables en ce qui a trait aux juges. La responsabilité des juges a passablement attiré l’attention depuis quelque temps. Et, comme pour d’autres institutions, les principes qui se dégagent en la matière sont fonction du contexte.
À une certaine époque – il n’y a pas très longtemps en fait – les juges étaient tenus en haute estime par tout le monde. Et, oserai-je ajouter, le prestige dont ils jouissaient n’était pas pour leur déplaire. Lord Hewart a exprimé la chose ainsi aux invités réunis pour le banquet du lord-maire de Londres en 1936 :
[Traduction] Les juges de Sa Majesté sont contents de l’admiration quasi universelle dont ils sont l’objetFootnote 6.
Dans le même sens, lord Devlin a écrit ceci en 1979 :
[Traduction] La magistrature anglaise est communément traitée comme une institution nationale... et, à l’instar de la marine, elle a tendance à être admirée à l’excèsFootnote 7.
Lord Donaldson, un ancien Maître des rôles de la Cour d’appel, a résumé par la formule suivante l’opinion commune au sujet des juges et de leur responsabilité :
[Traduction] [L]’essence de mon travail, c’est que je suis responsable devant le droit et ma conscience, et devant personne d’autreFootnote 8.
Les rares fois où la question de la responsabilité était discutée, il s’agissait de la responsabilité devant le droit tel qu’il ressort des précédents jurisprudentiels. Le grand juge américain Learned Hand a livré le fond de sa pensée à son adjoint judiciaire :
[Traduction] Mon petit gars... tu peux me dire devant qui je suis responsable? Personne ne peut me renvoyer. Personne ne peut faire une retenue sur mon salaire. Et même ces neuf hurluberlus à Washington, qui parfois infirment mes jugements, ne peuvent pas me forcer à rendre les décisions qu’ils souhaitent. Pourtant, chacun devrait être responsable devant quelqu’un. Devant qui suis-je responsable, moi?
Se tournant alors vers les recueils de droit rangés sur les rayons de son bureau, il dit alors : [traduction] « Devant ces recueils de jurisprudence... Voilà devant qui je suis responsableFootnote 9 ».
On a l’impression, en lisant les propos de ces juges d’autrefois (de grands juges, ajouterai-je) qu’il allait de soi, pour eux, que la façon dont ils exerçaient leurs fonctions échappait à tout droit de regard. Mais dans le monde d’aujourd’hui, où le rôle des juges est plus étendu, plus important, cette façon de voir n’a plus cours.
Bien sûr, la tâche première et fondamentale des juges consiste encore aujourd’hui, comme toujours par le passé, à trancher des différends. Mais depuis un certain temps, on reconnaît qu’elle ne se résume pas à cela. Dans la dernière partie du 20e siècle, leur rôle en matière d’élaboration du droit s’est considérablement accru. Cet élargissement peut être attribué à plusieurs facteurs, notamment la tendance à la constitutionnalisation des droits, qui de plus en plus force les tribunaux à se prononcer sur une foule de questions relevant de la politique sociale. Auparavant contraints d’accepter le caractère définitif des mesures décidées par le législateur (soumises à la seule condition qu’elles relèvent des pouvoirs qui lui sont conférés par la Constitution selon la répartition des compétences), les tribunaux sont maintenant tenus de déclarer illégal un texte législatif ou une mesure violant les déclarations constitutionnelles des droits. Cet élargissement du rôle des juges a, dans certains milieux, intensifié les appels en faveur d’une plus grande responsabilité. Selon moi, les juges sont responsables – et en fait ils l’ont toujours été.
La source de la responsabilité des juges
Mais comme je le disais il y a un moment, la responsabilité des juges s’applique d’une façon particulière, appropriée à leur rôle unique, tout comme c’est le cas pour les entreprises, les députés et le pouvoir exécutif. Cependant, avant d’aborder les mécanismes par lesquels s’exerce la responsabilité des juges, je vous demanderais un peu de patience, parce que j’aimerais évoquer rapidement quelques épisodes de l’histoire de l’Angleterre, afin de bien mettre en relief le critère qui sous-tend le concept de la responsabilité des juges, soit le principe de l’indépendance judiciaire.
On considère Henri II comme le premier monarque anglais à avoir établi [traduction] « un tribunal permanent [...] chargé de statuer sur certains types d’actionsFootnote 10 ». Les juges de ce tribunal étaient nommés « selon le bon plaisir du roi » : le roi était-il mécontent de la façon dont un juge exerçait sa charge, celui-ci pouvait être rapidement destitué. Ils accomplissaient leur travail dans le cadre de la cour du roi, et ce dernier surveillait leurs activités. À quelques exceptions près, les juge anglais, jusqu’au début du 18e siècle, occupaient leur charge au gré du roi, et il leur arrivait souvent d’être démis de leurs fonctions par le monarque : Charles II a renvoyé onze juges durant son règne, Jacques II en a pour sa part renvoyé douze.
À l’approche du 18e siècle, le conflit entre le roi et le Parlement est arrivé à un point culminant. Le Parlement jugeait intolérable la nomination des juges « selon le bon plaisir » du roi : comment les juges pouvaient-ils dénoncer les éventuels abus de pouvoir commis par le roi, si le roi lui-même pouvait les destituer à son gré?
Le Parlement a aboli la nomination des juges « selon le bon plaisir du roi » (à titre amovible comme on dit aujourd’hui) par l’Act of Settlement, 1701, instaurant un nouveau principeFootnote 11 suivant lequel les juges ne pouvaient être révoqués que [traduction] « sur une adresse des deux chambres du Parlement ». Ils exerçaient leur charge quamdiu se bene gesserint, expression latine signifiant « tant qu’il se conduira correctement». Ce principe de l’inamovibilité judiciaire est au coeur même de l’indépendance et de la responsabilité des juges.
Les objectifs de la responsabilité des juges
Dans le contexte judiciaire, la responsabilité tient au fait que les juges doivent être indépendants, en réalité comme en apparence. Lors de son départ à la retraite comme juge en chef de la Saskatchewan, l'honorable Edward Bayda a résumé ainsi l’importance de l’impartialité et de l’indépendance des juges. Je ne le cite pas textuellement :
[Traduction] Le ou la juge doit toujours se considérer, non pas comme une personne investie d’un pouvoir, mais comme une personne au service de la collectivité. Une personne qui est au service de tous est responsable devant tous. Et la meilleure façon d’être responsable devant tous, c’est d’être totalement impartial et totalement indépendant. Elle ne doit pas être à la solde de la minorité. Il ne doit être à la solde d’aucune minorité. Voilà le type d’impartialité et de parfaite indépendance propre à donner au public confiance dans l’administration de la justiceFootnote 12.
L’indépendance des juges n’est pas une fin en soi, ni un privilège dont ils profiteraient. C’est un concept qui [traduction]« est maintenant profondément ancré dans l’univers de la common law. Il est inhérent au concept de jugement [...] selon lequel le juge ne doit pas être l’allié ni un partisan d’une des parties qui s’affrontentFootnote 13».
L’indépendance judiciaire est le fondement de l’impartialité et un droit constitutionnel de tous les CanadiensFootnote 14. John Locke soutenait même que le règlement des différends par des juges neutres était le plus grand bienfait de la civilisationFootnote 15.
Le respect du principe suivant lequel l’exercice du pouvoir ne doit pas être incontrôlé, principe à la base de la démocratie, est favorisé par une magistrature responsable et indépendante. En dernière analyse, nul ne saurait être responsable sans cela. Le public doit avoir confiance dans l’indépendance et l’impartialité des tribunaux, et cette nécessité dicte la forme que revêt la responsabilité judiciaire. C’est là que réside le lien essentiel entre l’indépendance des juges et leur responsabilité. Tout système de responsabilité relatif aux juges doit comporter, comme condition nécessaire, l’indépendance de la magistrature.
Dans ces conditions, quelles sont les exigences que doit remplir la responsabilité judiciaire? Du point de vue du juge individuel – et si l’on envisage la question de la façon la plus simple possible – la responsabilité devrait l’encourager à rendre de bonnes décisions. Une bonne décision, c’est une décision qui, selon la loi, est juste. Les méthodes appliquées pour rendre les décisions doivent être perçues comme étant transparentes et équitables. Le décideur doit être perçu comme étant indépendant et impartial.
Tout cela impose un mécanisme de responsabilité particulier. Par exemple, la forme habituelle de responsabilité appliquée à l’égard des députés. Dans la plupart des démocraties occidentales, on a rejeté l’élection des juges comme mécanisme de responsabilité. Le fait d’élire les juges les rendrait — ou semblerait les rendre — partiaux à l’endroit de ceux qui contribuent à leur campagne ou votent pour eux, et dépendants de ces personnes. La responsabilité judiciaire ne doit pas influer sur l’indépendance, véritable ou apparente, du juge qui rend une décision particulière. En ce sens important, loin de s’opposer, l’indépendance et la responsabilité contribuent à l’atteinte du même objectif : faire en sorte que la justice soit rendue en conformité avec la loi.
Au niveau institutionnel, la responsabilité des juges doit renforcer, en apparence comme dans les faits, la capacité des tribunaux de statuer en temps voulu sur les cas dont ils sont saisis, en ayant recours à des procédures transparentes et équitables, qui servent les fins de la justice et donnent un accès raisonnable aux tribunaux.
Mécanismes de responsabilité
Le contexte ainsi posé, quels sont donc les mécanismes par lesquels s’exerce la responsabilité des juges? Premièrement, devant qui les juges sont-ils responsables? La réponse est la suivante : les juges sont responsables devant le public, non pas directement comme les politiciens élus qui peuvent être renvoyés par les électeurs, mais selon des mécanismes que le droit a élaborés et raffinés au fil des siècles.
Deuxièmement, par quels moyens la responsabilité des juges s’exerce-t-elle? Par plusieurs moyens, dont les suivants : (1) la sanction de la révocation; (2) la responsabilité inhérente au caractère public des débats de nos tribunaux; (3) le regard critique du public et des pairs; (4) le principe de la déférence, élaboré pour prévenir l’exercice incontrôlé du pouvoir judiciaire.
Arrêtons-nous d’abord à la sanction ultime, la révocation. À l’échelon fédéral, l’art. 99 de la Loi constitutionnelle de 1867 reprend le principe de l’inamovibilité des juges énoncé dans l’Act of Settlement, 1701. Selon la Constitution, les juges ne peuvent être révoqués que par le gouverneur général sur une adresse du Sénat et de la Chambre des Communes. Il n’existe pas dans la Constitution de disposition correspondante à l’égard des juges nommés par les provinces, mais la puissante tradition de l’indépendance judiciaire les protégerait eux aussi contre une destitution arbitraire.
Les juges qui se rendent coupables d’un manquement à l’honneur et à la dignité sont passibles de sanctions disciplinaires; dans les cas les plus sérieux, ils peuvent être destitués par le Parlement. Il existe, tant à l’échelon fédéral qu’à l’échelon provincial, des conseils de la magistrature chargés d’effectuer des enquêtes lorsqu’un manquement à l’honneur et à la dignité est reproché à un juge. Pour les juges de nomination fédérale, la Loi sur les juges donne au Conseil canadien de la magistrature le pouvoir de recommander au ministre de la Justice la révocation d’une juge pour cause d’invalidité, de manquement à l’honneur et à la dignité; de manquement aux devoirs de la charge ou de situation d’incompatibilité, imputable au juge ou à toute autre causeFootnote 16. Dans les provinces, s’ajoute à la garantie d’inamovibilité l’établissement des conseils de la magistrature investi du pouvoir de faire enquête sur les plaintes portées contre les juges et de faire une recommandation, sans laquelle il ne peut y avoir de mesure disciplinaireFootnote 17.
Vient ensuite le deuxième mécanisme : la responsabilité inhérente au caractère public des débats judiciaires. Les principes établis de longue date qui régissent l’exercice par les juges de leurs fonctions servent les objectifs de la responsabilité. Les juges sont tenus de ne rendre leurs décisions qu’après avoir entendu les arguments invoqués par toutes les parties. Ces arguments sont présentés en audience publique, puisque, sauf circonstances exceptionnelles, les débats judiciaires sont publics. Je cite le juge en chef de l’Australie, Murray Gleeson :
[Traduction] Les gens qui vivent dans une société où la justice est rendue en public peuvent facilement oublier que tel n’est pas le cas partout. Tant de décisions, y compris au sein du gouvernement, sont prises en privé, qu’il faut rappeler au citoyen à quel point le processus judiciaire est singulier à cet égardFootnote 18.
Il y a aussi la pratique habituelle consistant à rendre des jugements motivés, bien écrits, qui sont publiés ou peuvent être consultés d’une autre façon par les citoyens. Dans R. c. Sheppard, le juge Binnie, qui s’exprimait au nom de la Cour, a signalé que de manière générale c’est en faveur du public plutôt qu’en faveur des parties à l’instance qu’est établie l’obligation de donner des motifsFootnote 19.
Ces principes sont si fermement enracinés dans le système judiciaire canadien qu’il est possible de ne pas être conscient de leur importance. Mais, dans le contexte de la responsabilité judiciaire, ils jouent un rôle essentiel.
La troisième façon dont s’exerce la responsabilité des juges réside dans le regard critique que le public et leurs pairs peuvent porter sur leurs décisions. Pour ce qui est des pairs, cela se fait de plusieurs manières. La plus évidente est le contrôle par un tribunal d’appel. Toutes les décisions judiciaires, sauf celles rendues par la plus haute juridiction au sein du système judiciaire, sont susceptibles d’appel. Lorsque les juges font des erreurs, leurs décisions peuvent être infirmées en appel. Au palier le plus élevé, soit celui de la Cour suprême du Canada, le principe est qu’une décision définitive doit être rendue à un certain moment, et que le risque d’erreur est considérablement réduit si plusieurs cerveaux se penchent sur le problème. En outre, la Cour a le pouvoir de revenir sur des énoncés de droit contenus dans ses décisions antérieures pour les infirmer.
Il est aussi naturel, dans l’évolution de la common law, que les juges s’intéressent aux décision de leurs pairs : n’importe quel tribunal peut prendre en considération et commenter toute décision judiciaire pertinente susceptible de l’aider à arriver à une conclusion dans l’affaire sur laquelle il doit statuer. Les juges apprécient en général les opinions favorables de leurs pairs, comme ils sont sensibles à la désapprobation exprimée par eux.
Le regard critique des pairs ne se limite pas à celui des autres juges. Les avocats et les auteurs juridiques lisent et commentent eux aussi les décisions judiciaires, à partir de celles qui émanent des juridictions provinciales jusqu’aux arrêts de la Cour suprême du Canada.
Les décisions judiciaires sont en plus données en pâture au tribunal de l’opinion publique; elles sont analysées par les éditorialistes et dans les pages d’opinion des journaux. Elles sont fréquemment critiquées. Les articles vigoureux et exacts publiés dans les médias sont une bonne chose, bien qu’on espère toujours que les commentaires et les critiques soient fondés sur une bonne connaissance des faits. Quoi qu’il en soit, le regard critique du public et des pairs est un mécanisme efficace du point de vue de la responsabilité des juges.
Outre les mécanismes que je viens de décrire, les juges, comme je le mentionnais il y a un moment, ont élaboré des doctrines juridiques qui leur permettent de s’acquitter avec doigté d’une tâche délicate qui leur est parfois confiée : celle de statuer sur la façon dont les deux autres pouvoirs – le législatif et l’exécutif – exercent leur fonction.
On peut mentionner à cet égard la doctrine de la déférence. Lorsqu’un citoyen reproche à l’État une violation de ses droits constitutionnels, les tribunaux doivent arbitrer le différend. Mais ils le font avec toute la déférence requise à l’égard de l’expertise du législateur et de l’exécutif, qui doivent constamment décider de l’attribution des fonds publics en tenant compte des multiples besoins qui s’affrontent, et des points de vue opposés en matière de politique publique. Quand ils se prononcent sur des questions sociales délicates, les tribunaux font preuve de déférence à l’égard des décisions prises par le pouvoir législatif. Le degré de déférence varie selon la nature de la question et du pouvoir en cause. La déférence n’est cependant pas illimitée. Elle n’équivaut pas à une approbation des lois quasi automatique. Si une loi est inconstitutionnelle, les tribunaux ont le droit de le dire.
La déférence n’est pas le seul mécanisme utilisé par les tribunaux pour arbitrer les différends public-privé. Les juges cherchent consciemment le juste équilibre entre les intérêts individuels et l’intérêt de la collectivité, lorsque des droits sont en cause. Ils sont parfaitement conscients des difficultés auxquelles font face le législateur et les membres du pouvoir exécutif dans l’élaboration de solutions aux problèmes complexes et essentiels à l’égard desquels ils doivent intervenir. Et ils sont sensibles à la prérogative et à la responsabilité de faire des choix. La question, ont dit les juges à maintes reprises, n’est pas de savoir si la méthode ou le plan choisi par le gouvernement est la meilleure solution ou la solution optimale, du point de vue du droit, mais plutôt si cette méthode ou ce plan fait partie d’une gamme de solutions raisonnables au problème que le législateur ou l’exécutif tente de résoudre.
Finalement, l’invalidation d’une loi ne met pas un terme à l’affaire. Les juges s’efforcent d’ordonner des mesures appropriées à la situation. D’ailleurs, la décision judiciaire n’est souvent qu’une étape dans le processus d’élaboration de mesures législatives et autres répondant à l’objectif du gouvernement tout en étant conformes au droit et à la Constitution. Le professeur Hogg, entre autres, a recours à la métaphore du dialogue pour expliquer cette dynamique entre les trois pouvoirsFootnote 20. Il en résulte souvent, comme on a pu le constater, de meilleures lois, une procédure administrative plus efficace. En dernier ressort, le Parlement et les assemblées législatives provinciales ont de toute façon le pouvoir de passer outre à une décision d’inconstitutionnalité rendue en vertu de l’article 2 et des articles 7 à 15 de la Charte, en invoquant la disposition de dérogation (l’article 33).
Conclusion
J’ai décrit un système efficace de freins et contrepoids s’appliquant au pouvoir judiciaire, système qui protège le public contre le danger d’un exercice arbitraire et injustifiable de ce pouvoir. Les freins et contrepoids se trouvent dans la Constitution canadienne et dans la Loi sur les juges, qui prévoient un mécanisme de révocation des juges coupables de manquement à l’honneur et à la dignité. Ils se trouvent aussi dans les procédures disciplinaires établies par les conseils de la magistrature fédéral et provinciaux. Des mécanismes informels résident en outre dans le caractère public des débats judiciaires, dans la pratique consistant à motiver les décisions et dans le regard critique des pairs et du public. Par ailleurs, la magistrature s’est elle-même imposé des mécanismes eu égard à la place qu’elle occupe dans la gouvernance démocratique.
Les niveaux actuels de responsabilité de toutes les institutions étatiques continueront certainement d’être examinés de près. En ce qui concerne les juges, il faut répondre d’une façon rationnelle aux changements réclamés, en se rappelant les objectifs qui sont visés : les changements proposés vont-ils favoriser la prise efficace de décisions – l’obtention d’un résultat juste, en conformité avec la loi? Entraîneront-ils l’amélioration ou l’érosion, au sein du public, du respect et de l’acceptation de l’institution du droit et des tribunaux? Les principes démocratiques seront-ils renforcés ou affaiblis? Quel est le lien entre le changement proposé et le droit constitutionnel à l’indépendance du pouvoir judiciaire? Dans tous les cas, une chose est claire : la responsabilité existe, elle est nécessaire; mais elle doit toujours être proportionnée à l’indépendance et à l’impartialité judiciaire. Il faut donc élaborer des mécanismes de responsabilité qui ne minent pas l’indépendance judiciaire. Les citoyens du Canada ne méritent pas moins.
Je vous remercie de votre attention.
Footnotes
- Footnote 1
-
Loi Sarbanes-Oxley, Pub. L. No 107-204, 116 Stat. 745, également connue sous le nom de Public Company Accounting Reform and Investor Protection Act of 2002 et communément appelée SOx ou SarbOx; 30 juillet 2002.
- Footnote 2
-
Ces dispositions ont été présentées au départ par le gouvernement de l’Ontario en novembre 2002, dans le projet de loi 198. Des modifications ont été déposées en mai 2003, dans le projet de loi 41. La loi est entrée en vigueur sous sa forme modifiée en décembre 2005.
- Footnote 3
-
Projet de loi C-2, déposé le 3 avril 2006.
- Footnote 4
-
Le projet de loi C-2 a été débattu à l’étape du rapport le 20 juin 2006 à la Chambre des communes. Le 21 juin, l’étape du rapport et la troisième lecture étaient terminées. Le projet de loi a alors été envoyé au Sénat pour dépôt et première lecture le 22 juin 2006. La deuxième lecture a commencé le 27 juin, puis le projet de loi a été confié pour étude au Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles. [Note à jour le 10 octobre 2006].
- Footnote 5
-
Selon le paragraphe 64(2) du projet de loi C-2, Loi fédérale sur la responsabilité, la Loi n’a pas pour effet d’abroger les droits parlementaires. Les exceptions sont prévues au par. 6(2) et aux articles 21 et 30.
- Footnote 6
-
Citation tirée de R.M. Jackson, The Machinery of Justice in England, 7e éd. (Cambridge: Cambridge University Press, 1977), p. 475.
- Footnote 7
-
Patrick Devlin, The Judge (Oxford, Oxford University Press, 1979), p. 25.
- Footnote 8
-
Journal des débats de la Chambre des Lords, 11 November 2004, Colonne 1088.
- Footnote 9
-
Cité dans Enoch Dumbutshena, The Rule of Law and The Judges, document présenté lors de la 10e Conférence du Commonwealth sur le droit, Chypre.
- Footnote 10
-
Michael Birks, The Gentlemen Of The Law (London: Stevens & Sons Limited, 1960), p. 5.
- Footnote 11
-
Act of Settlement, 1701, Art. III.
- Footnote 12
-
L’hon. E. Bayda, à l’occasion de son départ à la retraite, Regina (Sask.), le 9 septembre 2006.
- Footnote 13
-
P. Hogg, Constitutional Law of Canada (Toronto: Thomson, Carswell, 1997), feuilles mobiles, p. 7-8.
- Footnote 14
-
S. Shetreet, Judges on Trial (1976), p. 17.
- Footnote 15
-
J. Locke, The Second Treatise on Government (Peardon (dir.) MacMillan, N.Y. 1985), p. 9-10.
- Footnote 16
-
Loi sur les juges, L.R., 1985, ch. J-1, par. 65(2).
- Footnote 17
-
Hogg, précité, p. 7-10, note 39.
- Footnote 18
-
L’hon. Murray Gleeson AC, “Judicial Accountability”, [1995] 2 The Judicial Review 117, p. 123.
- Footnote 19
-
R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869.
- Footnote 20
-
P. Hogg et autres, « The Charter Dialogue Between Courts and Legislatures – or Perhaps the Charter Isn’t Such A Bad Thing After All» (1997), 35 Osgoode Hall L.J. 75.
Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Juge en chef du Canada
Prononcée devant l’Empire Club of Canada
Toronto, Ontario
Le 8 mars 2007
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