Le système juridique canadien à l’aube du 150e : Démocratie et magistrature
Remarques de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Juge en chef du Canada
Traduction - L'allocution prononcée fait foi
Introduction
L’an prochain, en 2017, le Canada aura 150 ans. Ce sera un moment de réjouissances, mais aussi une occasion de réfléchir sur le passé de notre pays ainsi que sur son avenir. Où en sommes-nous après un siècle et demi d’existence? À quel point nos institutions ont-elles résisté au fil du temps? Que pouvons-nous faire pour les consolider et les pérenniser en prévision des décennies à venir?
La démocratie canadienne repose sur trois pouvoirs institutionnels : le législatif, l’exécutif et le judiciaire. Au cours des trente-cinq dernières années, c’est le troisième — le judiciaire — qui m’a passionnée et préoccupée. C’est pourquoi, à l’approche du cent- cinquantième anniversaire de notre pays, je voudrais partager avec vous le fruit de ma pensée sur le passé de l’appareil judiciaire canadien, sur son présent et sur son avenir.
Le passé
À défaut de comprendre le passé, on ne peut comprendre le présent, encore moins l’avenir. Je commence donc par un historique succinct du système juridique canadien que je divise en trois volets : la période postcoloniale, la transition et l’ère moderne inaugurée par l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982.
La période postcoloniale
En 1867, le Parlement britannique adoptait l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, ou l’AANB, et le Canada voyait alors le jour. Le pays nouvellement créé différait de l’Angleterre. Il avait pour assise une constitution écrite et revêtait une forme fédérative, des caractéristiques étrangères à la mère patrie. Mais sous les autres rapports, il reprenait le modèle britannique. Au Canada comme au Royaume-Uni, l’État reposait sur trois piliers. Le premier correspondait au pouvoir législatif constitué au fédéral du Sénat et de la Chambre des communes et, au provincial, des législatures. Le deuxième — l’exécutif — se composait des ministres fédéraux et provinciaux. Le troisième était le pouvoir judiciaire, lequel englobait les juges nommés par le gouvernement fédéral conformément à l’art. 96 de l’AANB.
À l’instar des juges britanniques, les juges du Canada devaient être indépendants. En Angleterre, l’indépendance judiciaire n’avait été acquise qu’à l’issue d’un long affrontement constitutionnel. D’un côté, la monarchie se considérait comme la source de la loi et cherchait donc tout naturellement à tenir les juges sous son joug. Dans l’autre camp, des juristes comme lord Coke estimaient qu’il appartenait aux juges d’appliquer la loi selon l’interprétation qu’ils en faisaient et non comme le voulait le roi. Pour ces juristes, rendre la justice dans les affaires dont ils étaient saisis exigeait non seulement qu’ils soient impartiaux, mais aussi que les parties les tiennent pour impartiaux. Leur impartialité réelle et apparente commandait qu’ils jouissent de garanties d’indépendance, à savoir des conditions de nomination et de rémunération déterminées, et l’inamovibilité. La primauté du droit n’exigeait rien de moins. Ainsi, la constitution de la nouvelle nation du Canada consacrait le principe de l’indépendance judiciaireFootnote 1.
Pendant les quatre-vingts années qui ont suivi la naissance du pays, le système de justice canadien s’est confondu avec celui de l’Angleterre. Les lois anglaises sont devenues celles du Canada. Pendant cette période postcoloniale, le Parlement canadien et les législatures ont bien sûr adopté leurs propres lois, des lois qui étaient même souvent propres au pays en raison de la réalité canadienne et de la forme fédérative. Cependant, la common law anglaise, tant de droit privé que de droit public, constituait la common law canadienne, et les juges canadiens appliquaient le droit anglais. Afin d’éviter tout dérapage, le tribunal d’appel de dernier ressort du pays était le Comité judiciaire du Conseil privé et il siégeait à Westminster, au bord de la Tamise. La Cour suprême du Canada, créée en 1875 — ce qui témoigne de son importance secondaire —, ne constituait qu’une étape sur le chemin vers Londres, à supposer même qu’on s’y arrête. C’est seulement en 1949, lors de la suppression du droit d’appel au Comité judiciaire, que la Cour suprême est devenue le tribunal d’appel de dernier ressort au Canada.
La période transitoire
L’ère juridique postcoloniale a pris fin en 1949. Elle a été suivie d’une période transitoire où le Canada est progressivement passé d’un système juridique axé sur celui de l’Angleterre à un système juridique qui lui était propre. Peu à peu, les sources britanniques ont cessé de prédominer, et des juges canadiens comme les juges en chef Laskin et Dickson ont dégagé un point de vue canadien à l’égard des bons vieux principes et des textes de loi applicablesFootnote 2.
La période transitoire a débouché sur l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982, qui a canadianisé notre constitution et intégré à celle-ci une charte des droits, la Charte canadienne des droits et libertés. Dès lors, les lois adoptées par les législatures et les mesures prises par l’exécutif n’avaient plus à respecter seulement le partage des pouvoirs prévu par l’AANB, mais aussi la Charte et d’autres garanties nouvelles, dont les droits ancestraux et issus de traités confirmés à l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.
Étant donné qu’il appartiendrait aux tribunaux de décider de la conformité des lois et des mesures de l’exécutif aux exigences de la Constitution, la Charte aurait pour effet d’accroître la fonction et l’importance du pouvoir judiciaire. Lorsqu’un citoyen contesterait une loi, le tribunal n’aurait d’autre choix que de se prononcer. Lorsque le citoyen aurait gain de cause, ce qui arriverait parfois, la loi serait rendue inopérante par application de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. On parlerait alors d’« invalidation » de la loi.
La période transitoire qui s’est terminée par l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 a connu trois mutations principales. J’en ai déjà mentionné deux, à savoir une jurisprudence proprement canadienne élaborée par la Cour suprême et un rôle accru pour les tribunaux concomitant à l’application de la Charte et d’autres garanties constitutionnelles. La troisième mutation est d’ordre politique. Dans les années qui ont précédé 1982, le gouvernement d’alors s’est donné pour mission de créer une « société juste ». Lors d’une interview accordée au New Yorker, le premier ministre Pierre Elliott Trudeau disait ce qui suit à ce sujet :
[Traduction] J’ai toujours rêvé d’une société où chacun pourrait s’épanouir selon ses aptitudes en tant qu’être humain, une société où les obstacles à l’égalité seraient supprimés. Il faut donc des libertés individuelles, une égalité des chances et un même accès à la santé et à l’éducation. Mon engagement politique consiste à prendre une série de décisions en vue de la création d’une telle sociétéFootnote 3.
L’ère moderne
Le troisième volet de l’histoire du système juridique canadien s’étend de 1982 — année de l’adoption la Charte — jusqu’à nos jours. Il s’agit d’une période tumultueuse, en constante mutation et marquée par des tensions — des tensions bénéfiques, selon moi — entre le pouvoir judiciaire et les pouvoirs législatif et exécutif. Certains ont dénoncé un certain activisme judiciaire. D’autres ont plutôt vu un « dialogue » entre les tribunaux et les autres piliers de l’ÉtatFootnote 4, les lois jugées incompatibles avec la Constitution étant alors édictées à nouveau sous une forme constitutionnelle par le législateur.
La Loi constitutionnelle de 1982 a contraint juges et tribunaux à relever des défis sans précédents. Aux attributs traditionnels de la fonction judiciaire, à savoir statuer sur le partage des pouvoirs, interpréter les lois, ainsi qu’appliquer le droit et l’étoffer graduellement, s’ajoutait une toute nouvelle tâche, celle de donner une réalité concrète à un ensemble de garanties constitutionnelles à la fois nouvelles et libellées de manière générale et de concevoir des réparations constitutionnelles adaptées à la vraie vie. Le travail s’est révélé exigeant sur les plans intellectuel et moral. Mais, surtout, la tâche était délicate. Les tribunaux devaient soupeser les intérêts en présence et doser leurs interventions de manière à respecter tant les législateurs élus et les administrateurs, d’une part, que les garanties constitutionnelles du pays, d’autre part.
Le gouverneur général, David Johnston, a fait appel à la notion de « mesure » pour décrire ce à quoi on s’attend des juges appelés à interpréter les garanties de la Charte, ainsi que les droits ancestraux et ceux issus de traités confirmés par la Loi constitutionnelle de 1982Footnote 5. Je ne saurais employer de terme plus juste. Il ne m’appartient pas d’apprécier la performance des tribunaux canadiens à cet égard. Tout ce que je puis affirmer c’est que la jurisprudence relative à ces questions et à d’autres est de plus en plus invoquée à l’étranger et que son influence s’accroît dans le mondeFootnote 6.
Avons-nous réalisé le voeu d’une société juste formulé il y a presque quarante ans? Cela dépend de ce que l’on entend par société juste. La situation est-elle idéale? Assurément pas. Pourrait-il y avoir moins de criminalité, de discrimination, d’injustice? Sûrement. À l’aune des critères de l’ancien premier ministre, on peut soutenir que, de nos jours, la société canadienne est plus juste qu’avant : elle est plus égalitaire, plus respectueuse des droits, plus encline à donner sa chance à chacun. Si, comme le conclut une étude récente, le Canada est le deuxième meilleur pays au monde, son système de justice a contribué à cet excellent classementFootnote 7.
Voilà un bref historique du pouvoir judiciaire au cours du premier siècle et demi d’existence de notre pays. C’est sur cette toile de fond que je passe maintenant aux questions que nous réserve l’avenir.
Dossiers que nous réserve l’avenir
Tout observateur du domaine de la justice dispose de sa propre liste des questions auxquelles devra, selon lui, s’attaquer le système de justice au cours des prochaines décennies. Ma liste personnelle en compte cinq.
1. Assurer l’équilibre
Le défi le plus grand des années à venir pour la magistrature — un défi dont dépendent tous les autres — réside dans le maintien du juste équilibre constitutionnel entre le pouvoir judiciaire d’une part et les pouvoirs législatif et exécutif d’autre part. Chacun des pouvoirs doit contribuer à cet objectif. Chacun doit comprendre sa fonction et respecter celle de l’autre.
Tout comme le Parlement et les ministres doivent respecter la fonction des tribunaux et leur indépendance, la magistrature doit respecter le rôle du législateur et celui de l’exécutif. Le cadre constitutionnel de notre pays et la primauté du droit l’exigent.
Le Parlement et les législatures provinciales ont pour fonction de légiférer. Ce sont les plus aptes à le faire. Composés de représentants élus, ils sont près des citoyens et redevables à ces derniers lorsqu’ils exercent leur droit de vote. Or, le pouvoir d’adopter des lois n’est pas sans limites. Dans une démocratie comme celle du Canada, les lois doivent respecter la Constitution. Bien que les tribunaux ne puissent se dérober à leur obligation de faire appliquer les garanties constitutionnelles, ils doivent, à l’égard des lois du Parlement et des législatures, faire preuve de la déférence que commandent la fonction législative prééminente de ces derniers et la possibilité qu’ils ont de trouver des solutions optimales dans le cadre de débats et de travaux de recherche. Pareille déférence s’impose spécialement dans les dossiers sociaux ou économiques complexesFootnote 8.
La fonction de l’exécutif consiste à appliquer la loi et à la faire respecter. Dans sa version moderne, ce pouvoir est une institution complexe qui ne se résume pas aux ministres, mais englobe une kyrielle d’organismes administratifs et autres. Comme le législatif, l’exécutif doit évoluer à l’intérieur des limites constitutionnelles. De même que pour les lois des organes législatifs, les tribunaux peuvent être appelés à décider si une mesure ou une décision particulière de l’exécutif est conforme ou non à la Constitution. Et de la même manière qu’ils le font vis-à-vis des législateurs, ils doivent faire preuve de la déférence qui s’impose eu égard à l’expertise et au mandat des décideurs administratifs.
Il incombe au troisième pouvoir — le judiciaire — de statuer sur les différends relatifs au respect des lois, y compris la loi suprême du pays, la Constitution. Ce faisant, les tribunaux doivent être respectueux des fonctions des législateurs et de l’exécutif et accorder aux mesures qu’ils prennent la déférence qui s’impose dans certains cas. En même temps, ils ne doivent pas se soustraire à leur rôle de gardiens ultimes de la Constitution et de la primauté du droit.
Assurer le juste équilibre entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire requiert une vigilance de tous les instants. Les tensions sont inévitables, et on est toujours tenté de contrer ou de supprimer celles qui paraissent nuisibles. Pas besoin d’aller bien loin pour trouver des exemples actuels de pays dont les tribunaux, jadis indépendants, ont été affaiblis ou instrumentalisés par les pouvoirs exécutif ou législatif. Il s’ensuit alors nécessairement une érosion de la confiance des citoyens dans l’impartialité des tribunaux. Le mépris pour la loi et la primauté du droit n’est alors jamais bien loin non plus.
2. Nomination de juges compétents et aux origines diverses
Au Canada, c’est le gouvernement, c’est-à-dire l’exécutif, qui nomme les juges. Le gouvernement fédéral nomme ceux des cours de première instance et d’appel visées à l’art. 96, ainsi que ceux des cours fédérales et de la Cour suprême du Canada. Pour leur part, les gouvernements provinciaux nomment les juges des cours provinciales, lesquelles ont succédé aux anciennes cours des magistrats.
Comme les juges doivent être indépendants et perçus comme tels, ils jouissent de l’inamovibilité. En effet, si le gouvernement pouvait virer un juge à son gré, la population pourrait craindre à juste titre que les juges soient carrément inféodés au gouvernement. Vu la difficulté de destituer un juge pour un autre motif que l’inconduite grave ou l’incapacité, il est indispensable de nommer des juges très compétents et d’une grande probité. Une fois nommé, le juge peut siéger de nombreuses années et influer sur d’innombrables vies de toutes sortes de manières. Nous devons donc voir à ce que chacune des personnes nommées à la magistrature soit compétente et possède une bonne réputation ainsi qu’un bon jugement. Nous devons également nous assurer de nommer des juges aptes à travailler dans les deux langues officielles lorsque cela est nécessaire au bon accomplissement de leurs fonctions. Le vocable « mérite » est parfois employé pour désigner toutes ces qualités recherchées.
Il est crucial que le public ait confiance en la magistrature. Les décisions des juges ont des conséquences importantes sur les individus, sur l’économie et sur la gouvernance du pays.
Outre les qualités de base que doit posséder chaque juge et chaque tribunal, la magistrature devrait refléter la diversité de la société dans laquelle elle est appelée à exercer sa fonction. Cela importe pour assurer la diversité des points de vue dans l’exercice de la justice et pour maintenir la confiance de tous les Canadiens et de toutes les Canadiennes dans le système de justiceFootnote 9. Avec une magistrature fédérale composée de 36 p. 100 de femmesFootnote 10, le Canada est considéré comme un chef de file dans la nomination de juges femmes (même si on pourrait bien se demander pourquoi ce pourcentage n’est pas encore plus élevé). Nous faisons cependant moins bonne figure en ce qui concerne les juges autochtones ou issus des minorités. Il s’est révélé difficile dans le passé de trouver de bons candidats appartenant à ces groupes, car ceux-ci étaient sous-représentés dans les facultés de droit et les cabinets d’avocats. Mais les choses sont en train d’évoluer. Nous pouvons et nous devrons faire mieux au cours des prochaines décennies.
Le gouvernement canadien actuel a fait l’annonce de son intention de revoir la procédure de nomination des juges. Il s’agit d’une entreprise déterminante qui arrive à un tournant décisif de notre histoire. Elle aura des répercussions à long terme sur l’appareil judiciaire et sur le pays.
3. Le bon modèle d’administration
Les tribunaux doivent certes être indépendants, mais ils doivent disposer de palais de justice, de personnels et de ressources pour s’acquitter des tâches qui s’imposent pour rendre la justice. Il faut donc se demander comment on peut garantir l’indépendance réelle et apparente des tribunaux vis-à-vis du gouvernement malgré leur obligation de se tourner vers ce dernier pour obtenir ressources et appui.
Traditionnellement, les tribunaux canadiens ont fonctionné selon le modèle exécutif d’administration judiciaire. Responsables de l’administration des tribunaux sur leur territoire suivant le par. 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867, les gouvernements provinciaux assurent essentiellement la gestion des tribunauxFootnote 11. De même, l’administration de la Cour suprême et des cours fédérales relève en bonne partie de l’exécutif fédéral. Les questions administratives, qu’il s’agisse des budgets, des ressources humaines, des installations, du nombre de greffiers et de shérifs ou des services d’appui aux juges, sont en définitive du ressort du gouvernement, lequel est par ailleurs partie à un grand nombre d’instances engagées devant les tribunaux. Cela pose problème.
De concert avec la magistrature, certains gouvernements provinciaux ont conclu des ententes informelles en vue d’établir les attentes et les responsabilités de chacun. Le gouvernement peut déléguer des aspects de l’administration judiciaire au juge en chef ou consulter afin de favoriser le bon fonctionnement des tribunaux. De telles ententes peuvent apaiser les tensions inhérentes au modèle exécutif d’administration judiciaire. Toutefois, comme les gouvernements subissent des pressions financières, les problèmes s’accroissent. Les juges et les salles d’audience peuvent manquer de matériel et de personnel. La technologie requise pour faciliter l’accès à la justice et réduire incidemment les coûts à long terme peut être refusée. Les frais de justice peuvent s’accroître au point d’être incompatibles avec l’accessibilité des tribunaux. Ces dernières années, il est arrivé que des procès ne puissent se poursuivre à cause d’un manque de personnel judiciaireFootnote 12.
Dans son rapport de 2006 intitulé Modèles d’administration des tribunaux judiciaires, le Conseil canadien de la magistrature, l’organisme chargé par la Loi sur les juges d’améliorer le fonctionnement des juridictions supérieures, ainsi que la qualité de leurs services judiciaires, et de favoriser l’uniformité dans l’administration de la justice devant ces tribunaux, relève des inquiétudes largement répandues concernant les failles du modèle exécutif d’administration judiciaire, des inquiétudes dont certaines sont partagées par des hauts fonctionnaires de l’État. Il conclut que l’impossibilité pour les tribunaux de faire leurs budgets et de les gérer, ainsi que de s’administrer eux-mêmes, nuit aux services judiciaires et crée une situation où le financement et le fonctionnement des tribunaux dépendent en apparence, si ce n’est dans les faits, du bon vouloir de l’exécutif. Dans la mesure où le ministère public, c’est-à-dire l’État, est partie à un grand nombre d’instances, cette situation est déplorable.
Ces dernières années, les tribunaux de common law ont accédé à une plus grande autonomie administrative. Des pays adoptent ou ont adopté un modèle judiciaire ou un partenariat judiciaire/exécutif. Les réformes opérées récemment en Angleterre et au Pays de Galles ont accru l’indépendance des tribunaux sur le plan du financement et de l’administration grâce à un partenariat d’administration judiciaire. En outre, depuis 2010, le Scottish Court Service (les services judiciaires écossais) est dirigé par des juges totalement indépendants, à l’exclusion de toute orientation ministérielle; il s’agit d’un système inspiré de celui que gère la magistrature en République d’Irlande. De même, la Cour suprême des États-Unis jouit depuis longtemps d’une indépendance administrative vis-à-vis du gouvernement, le Congrès étant un acteur direct dans l’allocation des crédits budgétaires requis.
L’auteur Graeme G. Mitchell prédit qu’au vingt et unième siècle, l’indépendance administrative des tribunaux constituera [traduction] « la nouvelle frontière en ce qui a trait à l’indépendance judiciaire »Footnote 13. Nous devons trouver des moyens d’assurer la dotation en personnel et le financement adéquats des tribunaux tout en préservant l’indépendance judiciaire et en respectant l’obligation de rendre des comptes aux citoyens des sommes dépensées.
4. Accès à la justice
Les tribunaux sont la propriété du peuple canadien, et celui-ci devrait y avoir accès. Le système de justice le plus avancé de la terre n’est d’aucune utilité s’il est hors de portée.
On pourrait croire que le pays se tire bien d’affaire en matière d’accès à la justice. Après tout, je le rappelle, le Canada s’est classé deuxième meilleur pays au monde! Or, le 2015 Rule of Law Index du World Justice Project ne le situe qu’au dix-huitième rang pour ce qui est de l’accès à la justice. Comme l’affirment catégoriquement le Comité d’action national sur l’accès à la justice en matière civile et familiale et bien d’autres intéressés, la situation est de plus en plus problématique. Les gens renoncent à consulter un avocat par crainte des frais. Les procédures judiciaires coûtent trop cher et sont souvent trop longues. Nous disposons peut-être d’une justice de rêve pour l’élite et les grandes sociétés mais, trop souvent, les Canadiens et les Canadiennes ordinaires n’ont pas accès aux tribunaux ou sont obligés de s’y présenter seuls, sans l’assistance d’un avocat. Nombreux sont les plaideurs non représentés qui font de leur mieux pour s’orienter à travers le système, ce qui accroît la pression exercée sur la procédure et occasionne encore d’autres retards. Dans de nombreuses régions du pays, l’aide juridique est terriblement inadéquate.
D’aucuns n’hésitent pas à parler de « crise » pour traduire l’ampleur du problème. Pour ma part, je demeure d’un optimisme prudent. Les Canadiens et les Canadiennes s’attaquent au défi de rendre la justice accessible. Le Comité d’action national a réuni gouvernements, avocats, juges et citoyens pour étudier des stratégies d’accès à la justice en matière familiale et civile. D’autres groupes tentent d’améliorer l’accès à la justice dans d’autres domaines du droit. Partout au pays, procureurs généraux, avocats et professeurs de droit s’attèlent ensemble à la tâche de rendre la procédure judiciaire plus efficace et plus souple. Nous savons désormais que les solutions universelles n’existent pas et que l’ingéniosité, alliée à la technologie, accomplit des merveilles. Mais par-dessus tout, nous avons appris que même si le problème est polycentrique et complexe, nous pouvons l’entamer en y mettant l’effort et en s’y prenant intelligemment.
Je crois que nous devons résoudre le problème du non-accès à la justice des citoyens ordinaires si nous voulons conserver la confiance du public dans le système de justice. Les gens qui se sentent exclus du système, qui estiment que seule une minorité privilégiée en bénéficie, s’en détourneront. La primauté du droit sera compromise, et la société sera perdante.
5. Réconciliation
Ce n’est ni le bon moment ni la bonne tribune pour examiner les questions de droit avec lesquelles l’appareil judiciaire sera aux prises au cours des prochaines décennies. Je m’en voudrais cependant de passer sous silence le projet de la réconciliation entre les peuples autochtones du Canada et les autres Canadiens, une vaste entreprise dans laquelle la société tout entière est partie prenante. Si ce projet n’est pas mené à bien, le Canada ne pourra réaliser son potentiel non seulement en matière de justice, mais aussi dans les domaines économique et culturel. Ces trente dernières années, les tribunaux ont statué sur des questions de droit fondamentales pour le projet de réconciliation. L’œuvre demeure inachevée. La manière dont les trois pouvoirs de l’État — le législatif, l’exécutif et le judiciaire — s’efforceront de réaliser la réconciliation avec les descendants des Premières Nations façonnera le pays au cours des prochaines décennies. J’espère que nous relèverons ce défi avec courage et détermination, dans l’esprit de respect et de magnanimité que commande l’honneur qui lie la Couronne dans tous ses rapports avec les peuples autochtones du Canada.
Conclusion
Dans son ouvrage L’idée de justice, l’économiste et lauréat du prix Nobel Amartya Sen soutient que pour être juste, une société doit posséder trois caractéristiques. Premièrement, ses lois doivent être justes. Deuxièmement, elle doit être dotée d’institutions solides. Troisièmement, elle doit véritablement apporter la justice dans la vie des citoyens.
Le Canada est favorisé sous ces rapports. Il dispose, pour l’essentiel, de lois justes émanant d’organes législatifs qui ont à cœur les valeurs canadiennes. Il s’est doté de solides institutions, en particulier d’un pouvoir judiciaire indépendant, vigoureux et respecté tant au Canada qu’à l’étranger. Enfin, nos lois et nos tribunaux concourent à réaliser la justice dans la vie de chacun. Il y a certes des ratés, mais nous tâchons d’y remédier.
Des lois justes, des institutions solides et la présence concrète de la justice dans la vie des hommes, des femmes et des enfants, voilà de précieux atouts dont dépend le bien-être futur de notre nation. C’est à nous qu’il revient de les préserver au moment où le Canada célèbre son 150e anniversaire.
Footnotes
- Footnote 1
-
Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (Î.-P.É.), [1997] 3 R.C.S. 3, par. 83.
- Footnote 2
-
Peter McCormick, Supreme at last: The evolution of the Supreme Court of Canada, Toronto, James Lorimer, 2000.
- Footnote 3
-
Edith Iglauer, « Pierre Trudeau: Champion of a just society », Americas, janvier 2001, p. 56.
- Footnote 4
-
Peter W. Hogg et Allison A. Bushell, « The Charter Dialogue Between Courts and Legislatures » (1997), 35 Osgoode Hall L.J. 75, p. 101.
- Footnote 5
-
Allocution de son Excellence le très honorable David Johnston, gouverneur général du Canada, à l’occasion de la remise de la clé de la ville d’Ottawa à la très honorable Beverley McLachlin, C.P., Hôtel de ville d’Ottawa, 22 mars 2016.
- Footnote 6
-
H.C. 721/94, El-Al Israel Airlines Ltd. c. Danielowitz, [1992-94] IsrLR 478 (Haute Cour de justice d’Israël); S. c. Williams, [1995] (3) S.A. 632 (Cour const. d’Afr. du S.); O’Halloran and Francis c. The United Kingdom [GC], no 15809/02 et no 25624/02, ECHR 2007-III, [2007] ECHR 545; Various Claimants c. Catholic Child Welfare Society, [2012] UKSC 56, [2013] 2 A.C. 1.
- Footnote 7
-
Jeffrey Simpson, « We’re No. 2! And that’s pretty darn good », The Globe and Mail, 14 mai 2016.
- Footnote 8
-
RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 134; R. c. Advance Cutting & Coring Ltd., 2001 CSC 70, [2001] 3 R.C.S. 209, par. 257.
- Footnote 9
-
R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, par. 38 : « ... [I]l est indubitable que dans une société bilingue, multiraciale et multiculturelle, chaque juge aborde l’exercice de la justice dans une perspective qui lui est propre. Il aura certainement été conditionné et formé par ses expériences personnelles, et on ne peut s’attendre à ce qu’il s’en départisse dès qu’il est nommé juge. En fait, pareille transformation priverait la société du bénéfice des précieuses connaissances acquises alors qu’il était encore avocat. De même, elle empêcherait la réunion d’une diversité d’expériences au sein de la magistrature. La personne raisonnable ne s’attend pas à ce que le juge joue le rôle d’un figurant neutre; elle exige cependant qu’il fasse preuve d’impartialité lorsqu’il rend justice ». Voir aussi Jennifer Nedelsky, « Embodied Diversity and the Challenges to Law » (1997), 42 R.D. McGill 91.
- Footnote 10
-
Commissariat à la magistrature fédérale Canada, Nombre de juges de nomination fédérale (à compter du 1er mai 2016).
- Footnote 11
-
Graham Gee, Robert Hazell, Kate Malleson et Patrick O’Brien, The Politics of Judicial Independence in the UK’s Changing Constitution (Cambridge University Press, 2015).
- Footnote 12
-
Vivian Luk, « B.C. Supreme Court trial suspended because of shortage of sheriffs », The Globe and Mail, 9 juin 2011.
- Footnote 13
-
Graeme G. Mitchell, « “Be Careful What You Wish For”: Administrative Independence and Alternative Models of Court Administration – The New Frontier », dans A. Dodek et L. Sossin, dir., Judicial Independence in Context (Toronto: Irwin Law, 2010), 97, p. 98.
Remarques de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Juge en chef du Canada
Devant l'Empire Club of Canada
Toronto (Ontario)
Le 3 juin 2016
- Date de modification :